mercredi 30 décembre 2015

Rien où poser sa tête de Françoise Frenkel

"Rien où poser sa tête", c'est la préoccupation lancinante des exilés, des réfugiés, de tous ces individus jetés par milliers sur les routes, ballottés par la vindicte des conflits du monde. Ecrit dans le contexte immédiat de l'après seconde Guerre mondiale, le témoignage de Françoise Frenkel possède quelque chose d'universel qui lui donne une force supplémentaire. C'est une femme traquée, comme d'autres à cette période, qui témoigne, une femme anonyme qui raconte son histoire dans l'ombre. Patrick Modiano qui a accepté de préfacer ce livre, nous explique qu'il n'a pas envie d'en savoir plus sur le personnage, sur son devenir après la guerre, qu'il n'est pas toujours pertinent de mettre en lumière l'individu derrière l'écrivain même si la tendance actuelle fait souvent d'eux des personnages publics.
Ecrit et publié dès 1945, à une date relativement proche des événements donc, ce texte est un témoignage précieux sur ce que furent ces parcours chaotiques de fugitifs pendant la Seconde guerre mondiale. Il répond à un besoin impérieux de vérité, à la volonté de mettre en avant, les multiples solidarités, petites ou grandes, qui ont permis de sauver des vies. Les lâchetés, les dénonciations, le zèle féroce de certains fonctionnaires asservis aux lois de Vichy ou à celles de l'Occupant ne sont pas tus pour autant. C'est une femme lucide qui témoigne. Dès les années 30, elle a été rompue à surmonter des formes de tracasseries diverses, non pas tant en raison de ses origines d'ailleurs, que par la profession qu'elle a choisie, celle de libraire, libraire à Berlin, spécialisée dans la vente de livres français. En 1920, quand elle décide de s'installer, constatant l'absence de toute librairie française dans cette capitale, elle doit déjà convaincre et lever les réticences associées à une telle entreprise, le traité de Versailles ayant nourri un fort sentiment d'hostilité vis-à-vis de la France. Mais il en faut davantage pour dissuader cette Polonaise, francophile convaincue, ayant fait ses lettres à la Sorbonne et elle parvient à donner de l'ampleur à "La Maison du Livre français à Berlin" créant même une animation culturelle, organisant des rencontres, des conférences, acquérant une certaine notoriété consacrée par la visite de Briand lui-même. Avec l'arrivée des Nazis au pouvoir, elle n'est plus libre de vendre ce qu'elle veut, de nombreux auteurs sont mis à l'index et sa librairie fait l'objet d'une surveillance étroite. En 1935, avec la promulgation des lois raciales, c'est elle-même, en tant que juive, qui est visée. Pourtant, elle tient jusque 1939, se réfugie alors en France, à Paris, à défaut de pouvoir atteindre la Pologne, déjà en guerre. Bien sûr, le refuge est précaire. Avec l’invasion allemande, elle part pour le Sud, Avignon d'abord puis Nice. Nice qui devient l'impasse où aboutissent toutes les errances, représentants d'un gotha en perdition, coincés par la guerre, ou réfugiés de toutes nationalités ayant déjà fui plusieurs pays. Pour tenter de sortir de cette impasse, une énergie considérable devait être déployée pour obtenir auprès des commissariats ou de la préfecture, visa, sauf-conduit ou permis de séjour. Partir ou rester, tout nécessitait des heures d'attente et d'angoisse pour les réfugiés étrangers, avec le risque d'un papier qui manque, d'une disposition modifiée, d'un fonctionnaire peu compréhensif. J'ai rarement lu un livre où ces difficultés étaient aussi minutieusement décrites et analysées. Elles permettent de comprendre, tout comme les difficultés du ravitaillement, la lassitude générale des populations.
A partir de l'été 1942 et des premières rafles systématiques de Juifs, la réfugiée entre en clandestinité. Commence alors pour elle un autre parcours, encore plus difficile mais où elle va bénéficier de nombreuses formes de bienveillance et de solidarités. Bien sûr, certains chercheront à tirer parti de la situation mais globalement, elle aura affaire à des protecteurs totalement désintéressés, à commencer par le couple de coiffeurs, Monsieur et Madame Marius, qui prendront des risques infinis pour la sauver. Bien difficile de dire si le parcours de Françoise Frenkel est représentatif de l'aide qui a été apportée aux pourchassés et réfugiés. A-t-elle eu une chance particulière ? A t-elle pu compter sur des amis particulièrement soucieux de son sort comme ce couple de Suisses dont on ne sait rien sauf qu'ils lui renouvellent autant que possible son visa ? La situation  de Nice sous Occupation italienne de novembre 1942 à septembre 1943, avec une application un peu moins féroce des mesures antisémites, a -t-elle joué, lui donnant pour un temps un répit profitable ?
Françoise Frenkel ne donne pas de leçons. Elle dit simplement, sans chercher à se mettre en avant, ce qu'il en a été pour elle, pour les autres réfugiés qu'elle a côtoyés à l'hôtel La Roseraie ou à la prison d'Annecy, Elle n'oublie aucune des aides, un simple sourire parfois, qui lui ont été apportées. La sobriété qu'elle s'impose donne à son témoignage une justesse et une force incomparables.
Il était temps que ce livre sorte de l'oubli et rappelle le parcours courageux de cette femme, un peu comme un juste retour des choses pour celle qui défendit tant les livres.

Merci à Galéa de l'avoir déniché et pour les photos des endroits où Françoise a séjourné dans Nice.

4 commentaires:

  1. Ton billet, après celui de Galéa, que tu mentionnes d'ailleurs, attire vraiment l'intérêt sur ce livre. Cela semble vraiment être un témoignage digne, au plus près du vécu de ces individus qui furent pourchassés sans merci. Il faudra que je le lise.

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    1. Oui, je trouve que c'est un livre qui mérite l'intérêt. La maison d'édition a fait du bon travail. Elle a complété le texte de Françoise Frenkel par un dossier composé d'une chronologie et de photos de documents ou de lieux en rapport avec son parcours.

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  2. Rho ça me fait vraiment plaisir de le voir chez toi ce livre tu sais...j'en garde encore un souvenir ému, tellement il est modianesque avant l'heure. Ta phrase d'introduction dit tout, vraiment. Ce billet me met en joie en ce premier jour de l'année.
    Tous mes voeux Petite Balabolka.

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    1. Ouais, c'est un fameux bon livre (moi aussi, si j'avais habité la ville dont il est question, je serais allée comme toi, faire les photos...) un livre qui mérite que l'on parle de lui et sur ce, je vais aller publier mon billet sur le blog de ma librairie !
      Je suis allée te souhaiter une très bonne année sur ton blog mais je te renouvelle tous mes voeux ici. Plein de bises.

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